Je me suis fait la belle [Concours n° 2]

– Théorème de Pythagore : Dans un triangle rectangle, le carré de la longueur de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des côtés de l’angle droit. Si un triangle ABC est rectangle en C, alors AB² = AC² + BC².

Le petit peuple des moineaux tenait conseil dans la ramure d’un énorme tilleul centenaire. Les débats étaient animés, car l’on débattait de l’avenir de la communauté et il était difficile de se mettre d’accord. Rester ici, dans la cour d’une école, en ville ? Émigrer à la campagne ? À l’ouest, à l’est, au sud, au nord ? Non, pas au nord. Sur ce point, tout le monde était d’accord. Les plus conservateurs étaient très attachés à ce tilleul, et surtout aux restes de goûter que semaient matin et soir la centaine d’écoliers, à la récré. Récréation.

– Avec les notations usuelles, AB = c, AC = b et BC = a ;  la formule s’écrit alors : a² + b² = c².  Par contraposée, si AB²  n’est pas égal à AC² + BC² alors le triangle n’est pas rectangle en C.

Les partisans de l’envol vers la campagne faisaient valoir que les insectes et vermisseaux à volonté constituaient une nourriture bien plus équilibrée que la confiture ou les pains au chocolat ; d’ailleurs, beaucoup trop d’oisillons devenaient obèses, à ce régime. C’était préoccupant. Un problème de santé publique. À la campagne, nos enfants pourraient prendre de l’exercice, mener une vie plus saine.

– Jérôme, répète ce que je viens de dire, s’il te plaît !

L’interpellé chut brutalement de son tilleul, le cul sur le bitume de la cour. La tête lui tournait un peu, comme s’il sortait d’un rêve…

– Euh… le triangle est cassé ?

Évidemment, toute la classe se marre. Même ses potes qui n’écoutaient pas plus que lui, mais qui sont bien contents de ne pas s’être fait chopés cette fois.  Bande de traîtres !

– Bravo ! Encore une fois, tu rêvasses ; tu me feras, pour mercredi, les trois exercices de la page 25. Maintenant, reste avec nous jusqu’à la fin du cours, je te prie.

Jérôme s’en moquait, des triangles et des exercices. Cette nuit, il n’arrivait pas à s’endormir à cause des histoires qui tournaient dans sa tête et qu’il ne pouvait écrire, parce que sa mère coupait l’électricité de sa chambre. « À ton âge, il te faut dix heures de sommeil pour être en bonne santé » répétait-elle chaque soir, « la nuit, c’est fait pour dormir ; pas pour lire et écrire ». Alors il avait bien réfléchi et, tard dans la nuit, il avait décidé de ce qu’il allait faire dès le lendemain.

Il avait subtilisé quelques provisions dans le placard de la cuisine, bien planquées dans son sac à dos, sous deux gros pulls et un jean de rechange. Avec son anorak, ça ira. Son gros cahier, quelques crayons et stylos, pour ses histoires. À la sortie de l’école, il passerait au magasin de sport acheter une petite tente, une canadienne super légère qui s’installe en trois minutes. Avec l’argent de son anniversaire. Juste avant son départ, il laisserait un mot à son copain Hervé : « ne t’inquiète pas si tu ne me vois pas demain : je me suis fait la belle – Jérôme ».

Et puis il enfourcherait son vélo et partirait à l’aventure. Vers l’ouest. Avec le petit peuple des moineaux. Pour toujours.