L'échappée belle (concours numéro 2)

-Tristan ! Que fais-tu ici, dans MA bibliothèque ?
-Je... Je venais juste vous emprunter un livre, ma tante...
-Ne te l'avais-je pas formellement interdit ?
-Si mais...
-Alors repose immédiatement le précieux ouvrage que tu as entre les mains, et file te brosser les dents ! Il est près de 8 heures 25...
-Bien ma tante.
Tristan obéit docilement à Alice et range « 20 000 lieues sous les mers » sur l'étagère en acajou. Puis, il se retire de la pièce sous le regard courroucé de l’acariâtre vieille dame avant de la précéder et qu’elle ne referme la porte à clé, à double tour.
-Allez, dépêche-toi ! Sinon, tu vas encore réveiller ta sœur…
-Cathy ? Mais elle dort pas encore, Cathy...
-Ah non ? C'est ce qu'on va voir ! CATHERINE-ANNE ! CATHERINE-ANNE ! Et toi, Tristan, n'en profite pas pour rester planter là ou errer dans le couloir ! Allez, file...
A contre-cœur, le blondinet remonte les escaliers en traînant des pieds.
-ET PLUS VITE QUE CA, JEUNE HOMME ! tonne tante Alice.
Aujourd’hui, cela fait six mois que sa soeur et lui vivent sous son toit. Six mois qu’ils n’en peuvent plus de sa sévérité. Six mois de trop…


-Tristan ? Tristan ? Tu dors ?
-Non, Cathy, j'y arrive pas... Et toi ?
-Moi non plus... Je peux venir dans ton lit ?
-Oui, mais alors pas un bruit ! Sinon, tante Alice va encore venir nous sonner les cloches...
La fillette aux longs cheveux blonds et au regard pétillant de malice se lève délicatement pour rejoindre le lit de son grand frère, en prenant bien soin de ne pas faire craquer les lattes du plancher sous chacun de ses pas. Elle a toutes les peines du monde à contenir un fou-rire.
-Chut !
-Mais, je fais pas exprès ! glousse-t-elle en s'installant sous les draps.
Elle pouffe dans le coussin de son frère.
-Tu vas voir, petite coquine ! lui dit-il.
S'en suit une partie de chatouilles durant laquelle les rires fusent. Tristan a beau avoir le double de l’âge de sa soeur, ils n’en restent pas moins tous deux très complices.
Un rai de lumière s'insinuant sous la porte de la chambre troue subitement l'obscurité.
-Chut ! On va se faire engueuler...
Une chasse d'eau qu'on tire, une lumière qu'on éteint. Puis plus rien.
-Ouf, c'était moins une !
-Dis, Tristan, quand est-ce qu'on va rentrer chez maman ?
-Tu sais bien qu'on peut pas y retourner pour l'instant... Maman est très malade.
-Moi, je veux pas rester ici, parce que Tante Alice, elle est trop méchante ! J'ai même pas le droit de dormir avec Marmitton et Parsiflore !
-Et ils sont où, Marmitton et Parsiflore ?
-Tout en haut de l'armoire...
-Attends, j'allume...
Le blondinet bondit hors de son antre, tire la chaise du bureau pour grimper dessus afin de récupérer les deux doudous de la fillette.
-Tiens...
-Merci Tristan. T'es trop génial...
-Ce qui serait trop génial, c'est qu'on se tire d'ici.
-Mais comment ?
-T'inquiète, j'ai mon idée... Habille-toi vite, enfile un truc bien chaud, suggère-t-il en ôtant son pyjama.
-On part ce soir ?
-Oui. Tu prépares quelques affaires et moi je vais chercher des provisions à la cuisine...
-Oh oui, prends des chocos BN ! J'aime bien les chocos BN...
Une fois vêtu, il poursuit avant de s'éclipser :
-Et tu t'encombres pas de trucs inutiles, ok ? Je reviens...


-Ca y est, Tristan, t'as trouvé les chocos BN ?
-Oui, Cathy, plein de chocos BN, mais tu ne te gaves pas avant de partir, sinon, tu vas vouloir aller au petit coin toutes les cinq minutes... Et ça, ça sera pas possible !
-Mais j'ai faim, moi !
-Deux, pas plus. Après, c'est notre ration de survie... Bon, t'as préparé ton sac ?
-Oui, là.
-Cathy, c'est quoi tout ça ? Je t'avais dit le strict minimum !
-Ben il faut des tas de choses pour Marmitton et Parsiflore, tu sais... Il leur faut des vêtements de rechange, des couches, des produits pour faire leur toilette, des petits pots, du lait...
-Stop ! On peut pas emmener tout ça. Déjà que je voulais faire un sac pour deux...
-Tu veux pas que j'emmène Marmitton et Parsiflore ? chougne la fillette.
-Si... Si, Marmitton et Parsiflore vont venir avec nous. Mais ils doivent faire des efforts aussi, pour pas trop se charger, tu vois ?
Cathy acquiesce de la tête.
-Ce gros gourmand de Marmitton n'a pas besoin d'emmener autant de nourriture ! Moi, je propose qu'on partage nos chocos BN et nos Oasis avec eux. Qu'est-ce que t'en dis ?
-Je suis d'accord. Marmitton, tu es trop gros ! Un petit régime ne te fera pas de mal...
-Et puis, dans les films où les héros s'évadent, on les voit jamais se laver. On prendra tous un bon bain une fois arrivés chez maman...
-Ouais ! Ca c'est une chouette idée...
-Et on demandera à maman de leur racheter des habits, et puis voilà...
A force de négociations avec sa sœur, Tristan réussit à alléger considérablement le sac Dora l’Exploratrice qu'il va devoir porter. Ils sortent de leur chambre sur la pointe des pieds pour rejoindre le cellier.
-Tu crois que tante Alice dort ?
-A cette heure-ci oui, profondément même ! Si ça se trouve, elle a mis ses boules Quies...
Le blondinet déverrouille la porte qui mène au jardin avec la grosse clé qui est toujours figée dans la vieille serrure ouvragée, puis ils traversent le potager, ouvrent le portillon et se retrouvent enfin de l'autre côté de la grille, libres.


De longues heures de marche sont nécessaires avant d'atteindre le bourg de Saint-Paul, là où s'arrête le car pour aller à Grand-Ville. De très longues heures pour de petites jambes…
-C'est encore loin ? Je suis fatiguée moi !
-Cathy, on vient à peine de quitter la maison... Allez, viens sur mes épaules...
Tristan s'accroupit afin de faire grimper sa sœur sur son dos, au-dessus du sac qui l'encombre déjà.


Le bourg de Saint-Paul, à peine éclairé par quelques timides lampadaires. L'arrêt du car, 2 heures du matin. Cathy s'endort emmitouflée dans le blouson de son frère. Allongée sur le banc, sa tête repose sur les genoux de Tristan. Il lui caresse les cheveux, pensif. Quarante euros suffiront-ils pour le voyage ? De longues heures encore à attendre...


5 heures 30. Le car à destination de Grand-Ville s'arrête, ouvre ses portes. Le blondinet réveille sa sœur et ils montent tous deux dans le véhicule.
-Bonjour petit, lance le chauffeur avec un sourire affable. Vous me paraissez bien jeunes pour prendre le car tous seuls, ta sœur et toi !
-Je fais plus jeune que mon âge, répond Tristan avec aplomb. Et puis, c'est un cas de force majeure. Notre père est très malade...
Cathy tire violemment sur la manche de son frère pour lui chuchoter à l'oreille :
-Mais tu sais bien qu'on n'a pas de papa !
-Chut ! gronde le blondinet en se dégageant de l'emprise de la fillette. Deux places pour Grand-Ville, s'il vous plaît.
Le chauffeur n'est pas dupe, mais il offre les deux places aux enfants sans rien demander de plus. Ceux-ci s'installent sur les sièges situés au milieu du car et ne tardent pas à y finir leur nuit.


7 heures 30. Gare de Grand-Ville. Les lumières de la cité l'illuminent encore pour un moment. Les gens s'affairent déjà.
-Terminus, les minots ! Tout le monde descend !
La fillette, blottie contre Marmitton et Tristan, s'éveille et secoue ce dernier. Ils se lèvent, vont saluer le chauffeur lorsque celui-ci s'adresse à eux :
-Comme je suis en avance sur l'horaire, j'ai un peu de temps devant moi. Ca vous dirait d'aller prendre un bon chocolat chaud à la Brasserie du Nord ?
-C'est gentil à vous, m'sieur, rétorque le blondinet, mais notre maman nous a toujours défendu d'accepter les invitations d'inconnus...
-Et elle a tout à fait raison ! T'es un bon garçon, mon gars, ta sœur a de la chance de pouvoir ainsi compter sur toi pour vous protéger...
-Mais moi j'en ai vachement envie, d'un chocolat chaud !
-Cathy...
-Ben quoi, c'est vrai, à la fin !
-Cathy, on n'a pas le droit...
-Mais c'est pas un inconnu, c'est le chauffeur du car ! Je te rappelle qu'on n'avait pas le droit non plus de s'enfuir de chez tante Alice, et qu'on l'a fait quand même...
-CATHY !
-Oups !
-C'est rien les enfants... Je me doutais bien que votre histoire, c'était du baratin. Mais je dirai rien. Ton frère est un sacré bonhomme, petite. Tu peux être fière de lui. Tant qu'il t'accompagnera, il ne t'arrivera rien.
-M'sieur ? Je peux vous demander quelque chose ?
-Tout ce que tu veux mon grand...
-C'est quel bus qu'il faut prendre pour aller à la cité des Mimosas ?
-Le numéro 8. Il faut descendre au dernier arrêt.
Les deux enfants se dirigent vers la sortie et avant de quitter totalement le véhicule, Tristan se retourne une dernière fois vers le chauffeur :
-Merci, ms'ieur. Pour tout.
-De rien, bonhomme. Prends bien soin de ta sœur, et faites bonne route.
Le blondinet salue l'homme d'un signe de la main et finit par se fondre dans le froid et la pluie.


8 heures 30. Dégoulinants d'humidité, Cathy et Tristan sont au pied du bâtiment dans lequel ils vivaient encore six mois plutôt.
-Tristan ?
-Quoi ?
-J'ai froid... grelotte la fillette.
Le blondinet la frictionne un peu pour tenter de la réchauffer.
-Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? pleurniche-t-elle.
-On attend.
-On attend quoi ?
-Qu'un adulte sorte de l'immeuble, comme ça, ni vu ni connu, on se faufile...
-Ouais ! sourit enfin Cathy. T'es le meilleur des grands frères !
Un homme finit par ouvrir la porte pour promener son chien. Les enfants le saluent poliment avant de s'engouffrer dans la brèche.
-T'as vu, c'était fastoche ! Maintenant, direction le deuxième étage...
-Dis Tristan, on peut pas prendre l'ascenseur ? Marmitton est épuisé par le voyage...
-L'ascenseur est toujours en panne ! T'as oublié ?
Cathy soupire, son frère l'entraîne dans la cage d'escalier. Ils se retrouvent devant leur appartement, la porte grande ouverte. Une grosse dame d'âge mûr s'échine à y passer l'aspirateur. Elle s'interrompt en apercevant les mômes.
-Vous êtes qui ? apostrophe Cathy. Et puis elle est où notre maman ?
La dame coupe l'engin vrombissant. Tristan se doute qu'il est arrivé quelque chose. Instinctivement, il serre sa sœur contre lui.
-Viens Cathy, on s'est trompé d'appartement, c'est pas chez nous ici. Il faut qu'on rentre, tante Alice va se faire du souci...
-Je veux pas retourner chez tante Alice, je vois bien que c'est chez nous ici, je reconnais les meubles.
Les larmes affluent.
-On s'est pas trompé, Tristan. Dis-moi où elle est, maman ?
Les sanglots de la petite redoublent d'intensité. La concierge s'approche, s'accroupit pour les prendre dans ses bras.
-Mes pauvres enfants, c'est arrivé si vite, si vite...
Tristan pleure en silence, à l'intérieur. Il n'y a que la brillance de ses yeux qui le trahit. Parce qu'il n'a pas le droit d'être triste, pas le droit de le montrer, surtout pas à sa sœur. Parce qu'il endosse désormais le rôle de chef de famille, parce qu'elle n'a plus que lui.
-Viens Cathy, on s'en va.
-Où allez-vous les enfants ?
-On retourne chez tante Alice. Tu verras, Cathy, on y sera bien, on s'y fera...
-Je veux pas aller chez tante Alice, je veux ma maman... MAMAN ! MAMAN ! JE VEUX VOIR MA MAMAAAAN !
Marmitton s'imbibe de pluie et de larmes, incapable d'éponger un si grand chagrin. Cathy l'abandonne en s'effondrant dans les bras de son frère. Il lui caresse doucement les cheveux, comme le faisait leur mère pour apaiser ses angoisses, les nuits où elle faisait des cauchemars.
-Chuuuut ! Tout ira bien maintenant. Tout ira bien...

FIN