[C'est la fête] À la lune d'août

S’il vous prend la fantaisie de vous promener dans le Bois d’Habert, au mois d’août, un jour de pleine lune, soyez très prudents, ne vous égarez pas. Si d’aventure vous vous perdiez et vous laissiez surprendre par la nuit, ne tentez pas de retrouver votre chemin, attendez le matin.

Couchez-vous sur la mousse, à l’orée d’une grande clairière, sous un abri de fougères denses, ne faites plus un bruit, et attendez…
Quelques chevreuils ne tarderont pas à jaillir des taillis voisins ; ils s’ébattront dans la clairière, mine de rien, mais leurs jolis yeux noirs en observeront le moindre recoin, leur museau délicat décèlera la plus légère odeur étrangère. Ne bougez pas tant qu’ils n’auront pas rejoint le sous-bois. Alors vous levez les yeux vers la cime des chênes centenaires ; une pluie de fines étoiles d’or s’écoule, qui bientôt jonche le sol.

Une nuée bleue se forme au sol et s’élève jusqu’aux branches basses ; ne craignez rien, ce sont les esprits des mousses qui prennent l’air, comme chaque soir. Ils sont inoffensifs, vous pouvez respirer tranquillement.

Les buissons alentour frémissent, lapins et musaraignes rejoignent leur terrier. Quelques branchettes cassent, les feuilles sèches crissent. Entendez-vous ce menu filet de flûte ? Tendez l’oreille… C’est le signal : ils arrivent ! Tapissez-vous, ne bougez plus !

Des pieds légers frappent le sol qui vibre. Des centaines de pas s’approchent, de toutes parts. Les fougères et les ronces ploient, des frôlements furtifs agitent les taillis. Puis on entend des voix aiguës, des babils, on distingue des paroles…

Les voilà, les lutins, tout chargés de mets, de victuailles, de tonnelets et de vaisselle d’or et d’argent, parce qu’à la lune d’août, chaque année depuis la nuit des temps, les lutins font la fête jusqu’au petit matin dans toutes les clairières de la forêt.

Au pied du plus grand chêne, vieux de plusieurs siècles, troncs et branches deviennent tables et bancs. Un orchestre prend place sur une ronde de souches. Une fanfare retentit et fait le tour de la place, à grand renfort de cuivres. Sur le sable, un bûcher est érigé ; il éclaire la fête, il servira à faire rôtir viandes et gibiers. Des pyramides de fruits et de friandises sont élevées aux quatre points cardinaux.

Tout est prêt : le festin peut commencer. La clairière s’emplit du fumet délicat des brouets et potages, bientôt dominé par le puissant arôme des fricassées de champignons, les rôtis embaument. Quel supplice pour vous, invités clandestins ! Il va falloir attendre un peu : quand les lutins seront las d’un met, ils le jetteront dans les buissons. Nul doute que votre cachette recevra quelques menus morceaux.

Les tonnelets de vins circulent de bras en bras ; les rires fusent, suivis de quelques chansons paillardes dont les lutins raffolent. Les voix dominent maintenant l’orchestre, qui décide de s’interrompre pour dîner. Les hululements des chouettes prennent le relais en un chœur étrange et parfait.

De jeunes lutins rivalisent en quelques concours de sauts, de courses, de pirouettes et de lutte ; certains jonglent, d’autres lancent des boules d’artifices qui illuminent le ciel mais ne brûlent pas le bois. Tous sont adroits et joyeux.

L’appétit s’apaise ; cuisses de poulet, de faisan ou de perdrix volent ça et là, en direction des buissons : votre dîner sera bientôt à portée de main. L’orchestre reprend sa place, quelques couples dansent des gigues endiablées. Bientôt, le sol de sable durci est envahi par toute l’assemblée. Seuls quelques très vieux lutins restent assis sur leur rondin. Des farandoles folles courent autour de la clairière : voyez comme tous ces petits êtres sont gais ! Comme ils rient !

Surtout, ne vous montrez pas ! Ils vous ligoteraient au sol et vous danseraient sur le ventre ; ils vous gaveraient de nourriture et vous saouleraient de vin afin que vous perdiez la mémoire ! Enfin, ils vous jetteraient dans une flaque boueuse, à la merci des fourmis et des sangliers. Leurs fêtes doivent absolument rester secrètes, voyez-vous ? Alors ne bougez pas, jusqu’au matin.

Soudain, un cor retentit ; tous les lutins retournent immédiatement à table : la cérémonie des desserts va commencer. Comme par miracle, compotes, biscuits, sorbets et gâteaux monumentaux ont été déposés sur le grand tronc central ; l’assemblée lève la tête et les bras au ciel pour remercier les auteurs de ces bienfaits : les esprits et les fées de la forêt. Si vous regardez bien, vous apercevrez de légères nuées blanches ou bleues : ce sont les robes des fées. Elles quittent la clairière en un doux bruissement de branches.

Aussitôt, les lutins se ruent sur les succulents desserts qu’un vin blond et doux accompagne. Des chants reconnaissants sont adressés aux esprits, mais on entend surtout le tintement des cuillers sur les plats d’argent. Les chouettes hululent en grappillant quelques menues friandises. Les écureuils se sont soudains réveillés et s’invitent au festin sans façons.

On déboutonne son col, on desserre sa ceinture. Ravis et repus, tous se remettent à danser de plus belle : rondes, bourrées, tangos, valses et menuets. Les enfants recrus de fatigue s’effondrent un à un sur quelques lits de mousse et dorment en souriant.

La nuit blanchit, l’aube pointe une faible lueur. Le petit peuple des bois ramasse enfants et vaisselle, replace soigneusement troncs, rondins et branches à leur place, puis ils disparaissent aussi discrètement qu’ils étaient venus. Quelques lapins viennent grignoter les restes puis s’enfuient dans les fourrés.

Le silence envahit les bois. Vous pouvez rentrer chez vous. Gardez dans votre poche un biscuit de fée, il vous portera bonheur. Mais surtout, ne racontez jamais ce que vous avez vu : on vous prendrait pour un fou, et il vous en cuirait, car les lutins le sauraient.